Depuis le XVIIIᵉ siècle, les spiritualités ont peu à peu décroché de leurs matrices religieuses. Le geste semblait libérateur, il s’agissait de s’extraire des appareils de pouvoir, des hiérarchies qui confondaient souvent le divin avec l’administration du sacré. Cette sortie était nécessaire, essentielle même, mais comme souvent lorsqu’on s’arrache à une forme, ce qui disparaît laisse un sillage de vide. La croyance s’est retirée et le besoin de sens, lui, n’a pas suivi.
Car l’être humain n’est pas une machine à traiter des explications. Il se tient toujours en attente d’un horizon, d’un dehors, d’une intensité plus vaste que lui. Une vie strictement immanente, sans verticalité symbolique, le laisse comme en suspens, livré à une sorte de gravité intérieure.
Or, à mesure que les anciennes institutions perdaient leur emprise, un autre dispositif s’est étendu pour occuper l’espace grandissant qu’elles laissaient derrière elles. Le capitalisme, que Benjamin décrivait déjà comme une religion sans dogme, cette liturgie des objets, a proposé des biens à la place du Bien, des flux de désirs en guise de sens, et l’accélération comme horizon de salut. Mais, loin de réduire le manque, il l’a amplifié. La consommation, comme Baudrillard l’avait si lucidement analysé, s’est imposée comme une manière d’être au monde, multipliant ses rites. Pourtant, aucune transcendance ne se laisse acheter car on ne substitue pas la profondeur par la performance, ni une quête spirituelle par une carte bancaire. Ce système, en prétendant combler le vide, n’a fait que l’ouvrir davantage.
Dans le même temps, un climat crépusculaire s’est installé. Effondrement écologique, dérèglements climatiques, pandémies, guerres, génocides : autant de signes qui redonnent à la fin du monde un parfum familier. Dans cette pénombre permanente, le religieux fait son retour, non plus comme institution stable, mais comme un relent obstiné. Les imaginaires juif, chrétien, musulman se réenclenchent, bricolent leurs apocalypses et forment une mosaïque d’eschatologies où chacun pressent, avec une inquiétante excitation, l’approche de sa propre fin.
Ainsi, après la retraite du religieux et l’échec du capitalisme à produire autre chose qu’un manque sous stéroïdes, nous restons devant une question nue : qu’est-ce qui peut orienter une existence aujourd’hui ? Qu’est-ce qui peut encore porter de la puissance d’agir, là où les anciens repères se sont consumés ?
C’est dans cet interstice que surgit ma question : est-il encore possible de vivre une spiritualité en milieu profane ?
La spiritualité, longtemps attachée au domaine du sacré transcendant, n’habite plus tout à fait ce territoire. Historiquement, elle désignait une relation verticale, un au-delà, un Dieu, un Absolu, soigneusement médiée par des rites, des textes et des gardiens, et enchâssée dans un ordre communautaire. Dans ce régime traditionnel, la spiritualité est inséparable du sacré, et le profane fonctionne comme son dehors, son exclusion nécessaire. Mircea Eliade a montré combien, dans ces mondes anciens, le quotidien lui-même se laissait traverser par le sacré. Aucun geste n’était purement profane, chaque acte pouvait se charger d’une profondeur mythique. Dès lors, l’expression “spiritualité profane” a, en apparence, quelque chose de contradictoire. Elle marque pourtant une fracture conceptuelle où un reste insiste, appelant une autre manière de l’articuler. C’est précisément dans cette brèche que se forme le second régime, moderne, de la spiritualité.
Ce second régime ne cherche plus l’échelle ni la verticalité. Il explore une intériorité, une quête de sens, une intensification de soi, non pour accéder à un ailleurs, mais pour se transformer au cœur même du monde. La transcendance y subsiste, mais d’une manière déplacée, non plus théologique, mais existentielle. Elle devient un dépassement immanent, un écart produit depuis la vie elle-même, une manière de franchir un seuil tout en restant ici.
La spiritualité que j’explore se tient exactement dans ce mouvement, sans ascension vers un autre monde et sans autorité céleste. On pourrait dire, en reprenant l’intuition spinoziste de variation de puissance, qu’elle relève d’une augmentation de la capacité à être affecté et à affecter, un approfondissement du rapport au réel. Elle advient quand quelque chose nous déplace, nous ouvre, nous démultiplie, sans jamais rompre avec l’immanence.
Dans cette perspective, la pensée deleuzienne ouvre une véritable dynamique de compréhension, car c’est à partir de son concept de plan d’immanence que peut réellement se déployer l’idée d’un spirituel sans transcendance théologique. Un champ de forces, de devenirs et de passages. La spiritualité devient alors trajectoire, une manière de devenir foule, de devenir corps, de devenir son. Elle ne vise pas le ciel, elle intensifie la terre. Certaines expériences élèvent, transforment et bouleversent, non parce qu’elles déchirent le monde, mais parce qu’elles l’ouvrent depuis l’intérieur. Elles constituent des transcendances immanentes, une métaphysique vécue plutôt que contemplée.
Alors, qu’en est-il du milieu profane ? Eliade partage avec Durkheim l’idée que le sacré ne renvoie pas d’abord aux dieux, mais à un régime de séparation. Est sacré ce qu’on soustrait, ce qu’on entoure d’interdits, ce qu’on arrache au flux des gestes ordinaires. Le sacré, c’est cette coupure qui instaure un hétérogène radical, une hiérophanie, une irruption du tout autre.
Le profane, lui, n’a rien d’inférieur ; il constitue au contraire la trame continue du vivant : travail, corps, villes, écrans, archives, flux numériques, déplacements anonymes. La modernité n’a pas seulement distingué ces deux régimes, elle a dissous l’un dans l’autre. Le profane est devenu l’air que nous respirons. Dieu n’est plus le nom spontané du sens.
Dès lors, poser la question d’une spiritualité en milieu profane, c’est sonder une zone de friction. Peut-il encore exister des expériences d’intensité, de sens, de dépassement, de communion, sans revenir aux temples, aux églises ou aux mosquées, et surtout sans feindre de croire comme avant ? Peut-on ouvrir des espaces de sacralité immanente dans un monde saturé d’usages, d’optimisations et de mesures ?
La disparition de l’emprise des institutions religieuses n’a pas entraîné celle de la spiritualité car celle-ci s’est simplement recomposée, adoptant d’autres espaces, d’autres rythmes et d’autres voies de transmission. Elle s’est déplacée vers des espaces plus diffus, moins régulés, où chacun compose sa propre grammaire du sens. Cela rejoint ce que Marcel Gauchet nomme une “religion de la sortie de la religion”, un régime du religieux désormais en retrait, mais où demeure, sous la surface, l’élan même du sacré. La figure du « spirituel mais non religieux » en est l’expression la plus nette, symptôme d’une modernité tardive où l’on compose ses croyances comme on règle une table de mixage. Fragments de traditions, élans mystiques, pratiques respiratoires, mythes réinterprétés : autant d’éléments relevant de ce que Danièle Hervieu-Léger décrit comme “une religion à la carte”, un bricolage revendiqué qui devient, en réalité, une forme de créativité existentielle.
Dans un autre registre, une multitude de pratiques se développant hors de toute confession prennent de l’ampleur : méditation, yoga, pleine conscience, techniques de recentrage. Leur visée n’est pas une transcendance, mais plutôt une densification du vécu intérieur, une solidité émotionnelle, voire une capacité d’action plus affirmée. Elles appartiennent à une spiritualité sans au-delà, mais non sans profondeur, une tentative d’habiter l’immanence avec plus de discernement que d’habitude.
À cela s’ajoutent un ensemble d’expériences qui ne se présentent pas comme spirituelles, mais qui en portent la vibration. La stupeur devant un paysage, la densité d’une œuvre, l’intensité silencieuse de la contemplation participent de ces moments où quelque chose s’ouvre. Elles n’invoquent aucune transcendance instituée, mais elles ouvrent le sujet à un monde plus vaste que son économie immédiate, une manière de laisser affleurer ce qui résiste à l’explication, ce qui échappe, cette part d’opacité que les religions administraient autrefois, mais qu’elles ne détiennent plus en exclusivité.
Ainsi se dessine un mouvement plus profond. La spiritualité ne s’efface pas, elle migre. Elle se défait des cadres autoritaires, traverse les milieux profanes, se réinvente dans l’expérience vécue. Non comme relation à un Dieu nommé, mais comme quête d’intensité, de sens et de transformation inscrite dans l’immanence de nos vies quotidiennes. Une spiritualité post religieuse, non pas désenchantée, mais recomposée autrement, au niveau du geste, du souffle, du regard, de la manière d’habiter le présent.
Lors d’un grand festival de musique, des milliers de corps convergent vers un lieu dont la fonction première n’est pas immédiatement évidente. On ne vient pas seulement faire la fête. On se déplace pour accéder à un autre régime d’expérience.
Le festival se présente comme un intermonde, ni loisir pur ni espace sacré. Une zone intermédiaire où les comportements se réajustent, où l’on devient plus disponible, un peu moins indexé à la logique utilitaire du quotidien. Une suspension, non pas mystique mais opérationnelle, qui ouvre une marge de manœuvre dans l’expérience sensible.
Les codes qui gouvernent cet espace sont simples, mais efficaces. L’entrée joue le rôle d’un protocole, les corps se préparent, les dispositifs lumineux s’installent, le son monte graduellement. Tout cela compose une temporalité qui ne ressemble ni au temps productif ni au temps domestique. C’est un temps structuré et ritualisé, sans transcendance affirmée, une liturgie sans dogme dont la fonction est de synchroniser les affects.
L’effervescence collective dont parlait Durkheim n’a rien d’un concept abstrait. Elle se mesure dans la manière dont la foule devient un acteur cohérent, capable d’intensités qu’aucun individu ne pourrait produire seul. Ces rassemblements peuvent créer une véritable cohésion sociale et un sentiment d’unité rappelant celui des cérémonies religieuses. Victor Turner et l’anthropologie du corps invitent à comprendre ces moments comme des phases liminaires, des passages où les identités s’assouplissent et où s’installe une forme de transe non religieuse née du son, du mouvement et de la répétition. Ces phénomènes ne se jouent pas seulement dans la tête. Le corps y devient l’outil, le médium et parfois le terrain même de la transformation.
Au centre de cette économie sensible, une figure s’impose, celle du DJ. Il ne s’agit pas d’un prêtre d’une nouvelle religion, l’image serait trop facile, mais plutôt d’un officiant profane, maître du temps et architecte de l’intensité. Il règle l’ascension et la chute, distribue les vagues sonores, relie entre eux des inconnus que rien ne rassemblait avant la nuit. Sous sa conduite, l’espace fonctionne comme une plateforme d’interactions, un lieu où la transcendance ne vient de nulle part ailleurs que de la modulation collective des affects.
Ces dispositifs ne promettent aucun salut et ne délivrent aucune vérité. Pourtant, ils ouvrent des brèches. Chacun y vient chercher, parfois sans le savoir, une manière de se dépasser, de s’oublier ou de se retrouver dans le flux des corps et des sons.
Dans cette modernité où les anciens temples se vident, les clubs et les festivals apparaissent comme des lieux de pèlerinage sécularisés, des fragments de sacré dispersés dans le profane, des scènes où se rejoue autrement la possibilité d’un dépassement partagé.
L’extase n’est pas un label spirituel. La transe ne parle pas nécessairement le langage de la transcendance. On peut être happé par un drop, submergé par l’adrénaline ou par la fatigue, traversé par une accumulation de lumières, de basses et de sueur. Rien de tout cela n’implique en soi une quête existentielle. Une physiologie peut très bien mimer l’illumination.
La différence repose entièrement sur le cadre de sens. Pour certains, la nuit demeure un divertissement, un léger vacillement qui masque l’ennui. Pour d’autres, elle devient une traversée, l’occasion d’éprouver ses limites, de se décaler de soi, de sentir une communauté fugitive qui s’effacera avec l’aube.
Autrement dit, ce n’est jamais l’intensité en elle-même qui devient spirituelle. C’est ce qu’on en fait, ce qu’on y lit, ce qu’on y engage. Une ivresse peut être un trou noir ou devenir un point de bascule. La frontière ne dépend ni de la quantité de dopamine ni de la violence du rythme, mais de la manière dont le sujet transforme ce qu’il traverse.
Il serait confortable de réduire les nuits à leurs substances, comme si tout n’était que chimie et artifice. Réduire un club à la drogue revient à réduire un pèlerinage au commerce des cierges, une caricature paresseuse qui évite de penser.
Du bhang à l’ayahuasca, en passant par l’iboga, les psychotropes s’intègrent depuis toujours aux rituels à travers le monde. Même les religions monothéistes, malgré leurs scrupules, ont recours à des médiateurs similaires, parmi lesquels le vin, l’encens ou encore des états de transe induits par diverses pratiques rituelles.
Le point décisif ne réside pas dans la substance, mais dans l’économie symbolique où elle circule, l’intention qui guide la prise, la présence ou l’absence de ritualisation, la manière de symboliser ce qui arrive.
Il faut aussi rappeler une chose essentielle, presque trop simple : la superficialité n’a ni religion ni territoire réservé.
On peut aller à la messe par réflexe, jeûner par pression familiale, allumer les bougies du soir sans intention. Le religieux aussi connaît ses extases creuses.
Le vrai discernement ne se situe plus entre le sacré et le profane, mais entre le vivant et le mécanique.
Le diagnostic est connu. La fête contemporaine, absorbée par les circuits commerciaux, se décline en billetteries segmentées, expériences surclassées, branding des lieux et festivals convertis en plateformes touristiques. L’optimisation économique structure désormais une grande partie des environnements nocturnes.
Ce processus est si profond qu’il efface parfois l’histoire même des espaces festifs, leurs ancrages politiques, leurs codes, leurs luttes. On voit alors surgir des corps en totale dissonance avec le cadre symbolique, consommant la fête sans en comprendre la logique. La marchandisation ne fait pas qu’absorber la nuit, elle la décontextualise au point que n’importe qui peut en reproduire les gestes sans jamais en toucher la signification.
Mais là encore, la marchandisation n’a rien de spécifique à la fête.
Les grands pèlerinages, La Mecque, Lourdes, Jérusalem, s’appuient sur des infrastructures qui génèrent chaque année des milliards d’euros, structurées comme de véritables écosystèmes de rentabilité, de gestion des flux et d’optimisation logistique. Le sacré fonctionne désormais comme une plateforme économique, avec des hospitalités tarifées, des parcours segmentés et des services différenciés. Le dispositif religieux et le dispositif festif obéissent finalement à une même rationalité marchande, même si leurs finalités déclarées divergent.
La question n’est donc pas de savoir si la fête est corrompue.
La véritable question porte sur la manière de produire une expérience authentique dans, contre ou malgré un dispositif marchand.
Il s’agit alors de discerner ce qui résiste, ce qui demeure irréductible à la logique marchande, ces surgissements d’intensité qui fissurent l’architecture du marché.
Qu’un club convoque des expériences autrefois qualifiées de spirituelles n’a rien d’étonnant.
La danse, le rythme et la répétition sont depuis longtemps des voies de transformation, les derviches tournant jusqu’au vertige, les liturgies charismatiques où les corps s’abandonnent, les chants qui modifient la respiration et le rapport au temps.
Dans ces traditions, la musique n’est pas un divertissement, elle est un instrument de conscience. Une piste de danse, parfois, rejoue cette architecture, un passage, une catharsis, une régénération affective ou psychique.
La fête n’est pas une religion, mais leurs fonctions peuvent se frôler. Elles ouvrent un espace où l’on se défait de soi, où l’on se réassemble autrement, où l’on rencontre cette petite part d’énigme qui insiste au cœur de l’immanence.
Reste une hypothèse toujours ouverte.
Peut-être que l’extase, profane ou ritualisée, n’est jamais qu’un exercice de puissance, une manière de tester jusqu’où un corps peut aller sans se perdre. Et parfois, en frôlant la perte, trouver un peu plus de vie.
Si l’on veut éviter l’idée que tout serait spirituel, et donc que plus rien ne le serait vraiment, il faut accepter de formuler des critères. Il ne s’agit pas de bâtir une police du sacré, mais de repérer ce qui, dans l’ordinaire, s’épaissit jusqu’à devenir une expérience structurante. La spiritualité profane n’est ni une humeur lumineuse ni un simple frisson décoratif. Elle prend la forme d’un seuil, d’un agencement, d’une densification de la vie. Elle se tisse lorsque plusieurs dimensions se nouent comme les fils serrés d’une même texture.
D’abord l’intensité vécue. Tout commence par un trouble, non pas une explosion, mais une variation du réel, un changement de grain. Une zone du monde se met à vibrer et à peser davantage. On ne sait pas encore pourquoi, mais quelque chose a basculé, ce que Spinoza décrirait comme une augmentation, un affect qui accroît la puissance d’être. L’intensité n’est pas la tempête. C’est la qualité d’un instant qui force à respirer autrement.
Vient ensuite le travail de sens. Une expérience spirituelle ne se réduit pas à être traversée. Elle réclame une élaboration, un effort d’interprétation qui lui donne épaisseur et continuité. Elle devient une matière vivante que l’on travaille intérieurement. Ce n’est plus seulement une nuit dont on se souvient, mais un élément qui se dépose dans la mémoire, se raconte, se transforme en orientation. Sans ce travail symbolique, elle n’est qu’un moment fort. Avec lui, elle devient direction.
S’ajoute la dimension relationnelle. La spiritualité n’est jamais le repli d’un moi fasciné par ses propres vertiges. Elle ouvre à un dehors, à une communauté même éphémère, à un sentiment d’appartenance, à une sollicitude diffuse. Dans la fête, cette ouverture adopte souvent des formes discrètes, un regard, un geste de soin, un accompagnement improvisé. Elle signale que l’expérience déborde l’individu et s’inscrit dans un tissu relationnel partagé.
Enfin, la transformation, même minimale. Il faut qu’il y ait déplacement, non une conversion spectaculaire, mais un léger décalage dans la manière d’habiter son corps, d’écouter les autres, de se rapporter au monde. Une spiritualité profane réussit lorsqu’elle laisse une trace dans l’organisation du quotidien. Ce changement peut être faible, mais il doit être réel, signe qu’un agencement interne s’est modifié.
Lorsque ces quatre dimensions, intensité, élaboration, relation et transformation, se rencontrent, un contexte profane peut fonctionner comme une scène spirituelle. Non au sens religieux ni transcendantal, mais comme une expérience qui augmente la qualité de présence au monde.
Ce qui apparaît là n’a rien d’une nouvelle certitude. Il est impossible d’affirmer que le sacré revient ou de décréter que le religieux s’achève. Ce qui se donne à voir ressemble plutôt à des déplacements, à des tentatives, à des formes encore hésitantes de profondeur qui traversent des lieux profanes, clubs, festivals, marches, liens d’amitié, gestes de soin. Il ne s’agit pas de temples de substitution, mais de scènes d’expérience où quelque chose se cherche sans nom établi.
À ce stade, la question « peut-on vivre une spiritualité en milieu profane ? » ne demande pas vraiment une réponse tranchée. Elle fonctionne comme un fil conducteur, une hypothèse de travail. Nul ne sait si ces expériences nocturnes, collectives ou intimes, tiendront dans le temps, si elles produiront des formes durables de sens ou si elles seront absorbées, épuisées, digérées par les dispositifs marchands qu’elles traversent. Une seule chose demeure certaine. Ces expériences existent, marquent certains corps et laissent parfois des traces capables de redistribuer la manière d’habiter le réel.
Parler d’une spiritualité immanente ne revient donc pas à poser un nouveau dogme. C’est tenter de nommer ces moments où la vie se densifie, une intensité qui ne se réduit pas au spectaculaire, un travail de sens qui continue après coup, une ouverture aux autres, une petite transformation dans la manière de se tenir au monde. Quand ces dimensions se croisent, il se passe peut-être quelque chose qui mérite d’être pris au sérieux, sans qu’il soit nécessaire de l’inscrire sous une bannière religieuse.
Dans cette perspective, le profane n’est plus simplement ce qui subsiste lorsque le sacré s’effondre. Il devient une matière première, une zone d’essai, un terrain où s’inventent, parfois maladroitement, des formes de communauté, de soin, de résistance à la pure logique fonctionnelle. Les foules, les marches, les œuvres, les nuits, les amitiés, les gestes de soutien ne démontrent rien. Ils offrent des laboratoires où tester jusqu’où une vie peut gagner en densité sans recourir à un au-delà. Car une spiritualité immanente, lorsqu’elle advient, n’est jamais la réparation d’un manque, elle est l’ouverture d’un horizon.